CHAPITRE IX

 

— Il semble que nous vous devions des excuses, monsieur Holman.

Du regard, Wreford indiqua à Holman qu’il pouvait prendre le siège placé en face de son bureau.

— Voulez-vous dire que vous avez eu d’autres nouvelles de l’école ?

La mine soucieuse, le commissaire principal laissa passer quelques secondes avant de répondre :

— Nous en avons eu, en effet.

Holman laissa échapper un soupir de lassitude. Il était quatre heures du matin, il avait passé une nuit agitée dans une petite cellule uniquement meublée d’une chaise et d’un lit dur. Barrow l’avait tiré de son assoupissement et conduit jusqu’au bureau de Wreford sans prononcer un mot. Les deux policiers avaient l’air fatigué : la nuit s’était écoulée en conversations avec les différents postes de police de la région de Salisbury, afin de déterminer si des incidents inhabituels y étaient intervenus récemment. Et si on y avait signalé le brouillard.

C’était le rapport d’Andover mentionnant Redbrook House qui les avait incités à l’action.

— Racontez-moi ce qui est arrivé, demanda Holman.

— Dans une classe de trente-sept élèves, un seul garçon a pu échapper à l’incendie sans blessure grave. Il était dans un état de choc, ce qu’on a attribué au feu ; jusqu’à ce que, un peu plus tard, il se mette à raconter des choses étranges.

Wreford fit pivoter sa chaise de façon à ne plus faire face à Holman.

— D’abord, les médecins ont cru à de l’hystérie, mais certaines particularités des corps retrouvés les ont amenés à écouter plus attentivement les propos du jeune garçon.

— Certains corps étaient nus, interrompit Barrow. Le feu aurait bien entendu brûlé leurs vêtements, mais il en serait resté des fragments carbonisés collés à la peau.

Wreford continua :

— Il semble que l’incendie ait été allumé délibérément. On a retrouvé un bidon d’essence auprès de l’un des corps  – qui était celui d’un homme. L’homme n’avait qu’un bras. Il est établi qu’il s’agit du sous-directeur, un nommé Summers.

Holman eut la nausée. Aurait-il pu, lui, empêcher cela ?

— Il apparaît aussi que la plupart des corps ont été mutilés, affirma sombrement Barrow.

— D’après les dires du garçon, poursuivit Wreford, cela a commencé comme une leçon de gymnastique normale. Et puis les élèves s’en sont pris à leur professeur et l’ont battu jusqu’à ce qu’il soit inconscient. Ensuite l’autre professeur, Summers, est arrivé, et ils l’ont attaqué. A ce point de son récit, le garçon est devenu hystérique et il n’est pas facile de savoir ce qui s’est passé ; apparemment, les autres sont devenus complètement fous, ils se sont battus et... et mutilés les uns les autres.

— Mon Dieu. Si seulement je vous avais joints plus tôt.

— Vous n’avez rien à vous reprocher, monsieur Holman. C’est arrivé relativement tôt dans la journée. Vous ne pouviez pas savoir.

Holman secoua la tête.

— Non, mais inconsciemment je m’y attendais. Quelque chose m’avait troublé quand nous étions dans le brouillard. Mais ce jeune garçon... est-il fou ?

— Les médecins pensent que non. Hystérique tout au plus, et qui sait quelles conséquences aura sur lui cette expérience ? Mais il n’est pas fou, ils en sont certains. Et nous aussi.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ?

— Quelque chose qui tend à confirmer votre histoire à propos du brouillard.

S’asseyant sur le bord du bureau, Barrow expliqua :

— Il était malade le jour de la sortie. L’infirmière n’a pas voulu le laisser y aller parce qu’il avait pris froid. Hier, il assistait au cours de gymnastique, mais sans participer aux exercices, parce qu’il n’était pas assez en forme. Il était assis à l’écart, et regardait ses camarades. Par chance, ils n’ont pas remarqué sa présence, mais il a été le témoin de ce singulier épisode. Pauvre petit bonhomme.

Ils restèrent silencieux un moment, jusqu’à ce que Holman demande :

— Et maintenant, que se passe-t-il ?

— Pendant la plus grande partie de la nuit, nous nous sommes entretenus avec les commissariats du secteur pour tenter de localiser le brouillard, et savoir si des événements inhabituels étaient survenus récemment dans les parages, exposa Wreford qui désigna une liasse de feuilles couvertes de notes. Les épisodes étranges ne manquent pas, mais c’est toujours le cas. Le problème est de déterminer lesquels on peut attribuer au brouillard.

— Alors vous me croyez ?

— Disons que nous ne refusons pas de vous croire. Il nous fallait des preuves supplémentaires...

— Des preuves supplémentaires ? s’emporta Holman, mais Wreford leva la main.

— Nous pensons avoir cette preuve. Un meurtre à la hache, il y a quelques jours : un certain Abbott a coupé en morceaux un riche propriétaire terrien, son épouse et ses deux domestiques, avant de se trancher les poignets. Il avait un léger différend avec le propriétaire, mais rien qui puisse justifier une telle boucherie. Dans le même périmètre, un fermier a été piétiné à mort par son troupeau, un pasteur est devenu fou dans son église. Et d’autres incidents relativement mineurs, mais qu’il est possible de relier à la même cause. Nous avons demandé que tout rapport ultérieur nous soit adressé directement et nous essayons à présent de localiser le brouillard.

— Il peut être n’importe où.

— Nous le trouverons bientôt.

— Parfait. Et maintenant qu’est-ce que vous faites ?

— Après compilation des faits, je me mets en contact avec le Préfet de police en vue de présenter une déposition au ministère de l’Intérieur.

— Mais dans l’intervalle, la moitié du pays aura été touchée !

— Non, monsieur Holman. J’ai l’intention d’agir vite. Il se pencha vers Holman et ajouta sévèrement :

— Mais il me faut des preuves à exhiber.

— Vous les avez !

— J’ai quelques notes griffonnées et des rapports à venir.

— Alors faites un rapport verbal !

— C’est mon intention. Mais je dois avoir un exemple manifeste à montrer au ministère de l’Intérieur !

— Un exemple manifeste ? Vous attendez qu’il se produise autre chose, c’est ca ?

— Franchement, oui.

De consternation, Holman resta sans voix.

— Mais cela ne signifie pas que je ne vais rien entreprendre ! ajouta vivement Wreford. J’ai alerté l’ensemble de nos forces dans l’est du pays...

— Pour leur dire quoi ?

— D’être sur leurs gardes à cause d’un gaz dangereux et d’entrer en action au moindre signe de trouble, grand ou petit.

— Mais la population doit être avertie ! Il faut l’évacuer sur le trajet du brouillard !

— Il faut d’abord localiser ce brouillard, monsieur Holman. Et s’assurer qu’il est réellement responsable de ces débordements.

— Mais vous disiez me croire ?

— Et je le maintiens. Je n’ai pas pour autant le pouvoir d’agir comme vous le demandez, monsieur Holman. Pour obtenir la moindre autorisation, je dois convaincre mes supérieurs du danger.

— En somme, vous attendez que davantage de personnes meurent.

— Dans les prochaines heures, le brouillard, ou le gaz, peu importe, commencera à faire effet sur ceux qui l’ont déjà respiré. C’est alors que nous seront fournies des preuves irréfutables. De toute façon, nous ne pouvons rien dans l’immédiat pour les personnes qui sont dans ce cas.

— Sauf les enfermer pour leur bien !

— Soyez raisonnable, monsieur Holman. Que préconisez-vous ? Que nous émettions un message stipulant que toute personne ayant été en contact avec le brouillard récemment veuille bien le signaler au poste de police le plus proche ? Au mieux, nous serions la risée du pays ; au pire, ce serait la panique générale. Et dans quel but ? Et si le brouillard est dispersé à l’heure qu’il est ? Ou devenu inoffensif ? Et s’il s’avère qu’il n’est pas à incriminer en définitive, que les événements survenus n’ont d’autre lien entre eux que fortuit ? Qu’arrivera-t-il alors, monsieur Holman ? En prendrez-vous la responsabilité ?

Holman bondit comme un ressort en tapant sur la table.

— On ne peut pas rester assis sans rien faire ! tonna-t-il.

— Je vous ai exposé mon plan d’action, aboya Wreford. A présent, de grâce, asseyez-vous et tâchez d’être raisonnable, poursuivit-il plus calmement. Réfléchissez, monsieur Holman. Concernant ce brouillard, nous n’avons que votre témoignage. Or, si vous me permettez de vous parler en toute franchise, vous étiez sorti la veille de l’hôpital où vous étiez soigné, selon toutes les apparences, pour dépression nerveuse. Laissez-moi le temps d’assembler les faits avant de présenter un dossier. Déjà, je me suis mouillé en ordonnant l’alerte dans le secteur est du pays. Ca va drôlement barder quand mes chefs l’apprendront au matin. (Il regarda sa montre.) Enfin, un peu plus tard dans la matinée. Je ne vous demande qu’un petit peu de patience, monsieur Holman.

— Je n’ai pas vraiment le choix, non ? Très bien, je serai patient. Mais maintenant, je veux voir Casey. Je veux aller à l’hôpital.

Wreford sourit aimablement.

— C’est bien naturel, mais je préférerais que vous restiez ici.

— Ah non, ça suffit !

— J’ai besoin de vous ici. L’inspecteur Barrow va appeler l’hôpital pour savoir comment elle va. De toute façon, on ne vous permettrait pas de la voir à cette heure-ci.

Le commissaire adressa un signe à l’inspecteur qui s’éclipsa, avant d’ajouter courtoisement :

— Je suis sûr que vous comprenez notre position monsieur Holman.

— Soyez sûr que non, rétorqua Holman.

Barrow réapparut presque aussitôt, l’air soucieux. Ignorant Holman, il vint chuchoter quelques mots à l’oreille du commissaire.

— Enfin quoi, qu’est-ce que cela signifie ? s’emporta Holman.

— Tout va bien, monsieur Holman, dit précipitamment Wreford, redoutant un nouvel accès de colère. Barrow a obtenu l’hôpital. Ils l’ont informé que Miss Simmons est sortie depuis quelques heures, sous la responsabilité de son père.

Holman le fixa d’un regard atterré. Wreford parut embarrassé.

— Je suis désolé. Apparemment, ils ne pouvaient agir autrement. La jeune fille semblait en bonne forme, un peu absente seulement, et son père a insisté pour la ramener à la maison malgré leurs protestations. Ils auraient souhaité la garder en observation pendant une courte période ; malheureusement, ils n’ont pu l’empêcher de partir.

 

La Rover bleu turquoise fonçait dans les rues tranquilles en direction de Highgate. Ses trois occupants gardaient un silence sombre. Holman regardait par la vitre, et sa fatigue poussait au paroxysme l’inquiétude qu’il ressentait pour Casey. Une sorte de vide nauséeux au creux de l’estomac. Comment était-elle ? Les effets du gaz s’étaient-ils dissipés ? Elle n’y avait été qu’assez peu exposée.

Assis à ses côtés dans l’obscurité, Barrow réfléchissait. En lui, l’incrédulité le disputait à la curiosité. Le cas n’était certes pas banal : il ne savait toujours pas s’il était assis auprès d’un dément ou d’un croisé en guerre ! L’homme était coléreux, mais pas exactement fou furieux. Et son incroyable histoire ne manquait pas de logique. On baissait la garde en s’apercevant qu’on était prêt à l’accepter, et on considérait toute l’affaire d’un point de vue objectif ; et c’est alors qu’on en percevait tout le ridicule. Il était content que ce soit Wreford qui en ait assumé la responsabilité, tandis que lui exécutait les ordres. Trop gentil, Wreford, comme toujours. Et plutôt futé ! Cette fois pourtant, il avait commis une grossière erreur en faisant confiance à ce type. Encore que... il s’était mouillé les plumes, d’accord, mais pas autant qu’il l’avait laissé croire à Holman. Il avait alerté les forces de police locales, soit, mais en leur enjoignant d’être sur leurs gardes en cas de conditions météorologiques défavorables, de brouillard particulièrement, et de les lui signaler directement  – ni plus ni moins. Il avait persuadé l’un de ses amis du central où arrivaient l’ensemble des informations du pays de lui faire passer durant la nuit tous rapports de nature inhabituelle provenant du Somerset, du Wiltshire, du Dorset ou du Hampshire. Officieusement, bien sûr. Il aurait à justifier sa requête quant aux rapports sur les conditions météo, et il avait tout intérêt à faire état d’une bonne raison, mais il ne risquait pas sa réputation pour autant. Et si  – seulement si  – l’incroyable théorie de Holman se confirmait, Wreford était couvert ; il avait agi, avec discrétion, sur l’information qu’il avait reçue.

Barrow regarda sa montre. Cinq heures dix. Ce qu’il était fatigué ! Son somme de deux heures dans une cellule ne l’avait pas vraiment reposé, et tout ça pour quoi ? Pour le bénéfice de ce salaud de Holman. L’affaire de l’école était troublante, c’est vrai. Peut-être que... Allons, voilà qu’il s’y laissait prendre encore ! La voix de Holman donnant des instructions au chauffeur interrompit le cours de ses pensées.

— Prenez tout droit la colline de Highgate et tournez à gauche pour traverser le village. C’est une petite rue sur la gauche, je vous indiquerai où.

La voiture s’engagea dans la côte. L’aube qui se levait donnait aux rues un aspect glacé, désolé. Entrés dans le village, ils tournèrent à gauche vers Hampstead. Holman chercha anxieusement du regard la rue qu’habitaient Casey et son père. Il la repéra et dit au chauffeur de tourner ; la tension grandissait en lui. Les effets du brouillard s’étaient-ils dissipés ? se demanda-t-il encore. Il le saurait bientôt.

Il tapa sur l’épaule du chauffeur quand il vit la maison.

— C’est ici, dit-il.

C’était une vaste demeure, bâtie assez près de la route. Le petit jardin de façade était là pour la forme, mais à l’arrière s’étendait un vrai parc. Le père de Casey était un homme riche, vice-président de l’un des plus puissants groupes financiers britanniques, et possédant des intérêts dans plusieurs autres entreprises, particulièrement dans la promotion immobilière.

Holman l’avait rencontré en quelques rares occasions ; l’antipathie entre eux avait été immédiate, parce qu’ils étaient en concurrence auprès de la même personne. Il avait manifesté à l’ami de sa fille une hostilité qui l’avait surpris ; il était compréhensible que la perte de sa femme l’ait rendu possessif envers la jeune fille, mais tant d’affection mettait Holman mal à l’aise. Quand il en avait parlé à Casey, celle-ci avait été sincèrement étonnée qu’il puisse trouver quelque chose d’anormal à l’intimité qu’elle partageait avec son père... Etonnée, et fâchée aussi de ce qu’il insinuait. Holman n’avait pas insisté ; peut-être la jalousie colorait-elle sa vision de la situation. Mais Simmons n’avait pas caché que l’intérêt de John Holman pour sa fille n’était pas du tout le bienvenu ; en une occasion, il était allé jusqu’à le lui dire alors que Casey s’était absentée de la pièce. La réponse glaciale de Holman n’avait rien fait pour adoucir le climat entre les deux hommes ; ensuite, il n’était jamais revenu dans la maison quand le père s’y trouvait.

 A présent, tout en contemplant les fenêtres obscures de la demeure, il maudissait la stupidité de ce père qui s’était obstiné à faire sortir sa fille de l’hôpital si tôt. Si jamais elle s’était blessée volontairement... Il repoussa cette pensée.

— On dirait qu’ils sont tous au lit, non ? ironisa Barrow.

Sans prêter attention à ses paroles, Holman sortit de voiture.

— Attendez-nous ici, Tom, entendit-il Barrow dire au chauffeur.

Il marcha vers la grille, où il s’arrêta pour laisser l’inspecteur le rattraper.

— Vous voulez vraiment les réveiller ? demanda Barrow.

— Oui, répondit Holman qui s’avança vers la majestueuse entrée.

La porte était ouverte, ce qui aggrava son pressentiment. Il la poussa d’une main qui tremblait.

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